« Il est grand temps pour le politique de prendre ses responsabilités dans le domaine militaire »

17.07.2025 - Regard d'expert

« La guerre est une chose trop sérieuse pour la laisser aux militaires ». La saillie de Georges Clémenceau est connue. Contrairement à une idée reçue, elle ne marque pas la défiance du Tigre, qui endossa le rôle du sauveur du pays au cours de la Première guerre mondiale, envers les généraux ou envers l’armée. Elle ne fait en réalité que replacer les choses à leur juste niveau. La guerre est en effet avant tout une action politique, comme l’ensemble des grands penseurs de la stratégie l’ont fait remarquer bien avant le XXIe siècle. Certes, les militaires sont les garants de son efficacité et ont la lourde charge de la mettre en œuvre. Pourtant, elle reste in fine une décision à la main ultime du politique, sauf dans les quelques régimes militaires qui subsistent aujourd’hui, lesquels sont heureusement fortement minoritaires sur la planète.

La France ne fait bien entendu pas exception. La Constitution de la Ve république du 4 octobre 1958 instaure en son article 15 le Président comme chef des Armées – et le Premier ministre comme mettant en œuvre la force armée, article 21 – pour bien rappeler que les militaires sont avant tout les exécutants de la volonté du peuple, incarnée dans les dirigeants que ce dernier s’est choisis. Samuel Huntington, s’il a atteint la notoriété que l’on sait au travers du concept de choc des civilisations, en 2006, s’était déjà longuement interrogé sur l’articulation entre le politique et le militaire en 1957, dans l’ouvrage Soldier and the State : The Theory and Politics of Civil-Military Relations. Il rappelait à juste titre que le militaire n’est pas seulement exécutant de la volonté politique mais qu’il doit aussi exercer son rôle de conseiller du politique.

En France, tout le débat sur cet enjeu majeur qu’est notre défense, dans un contexte géopolitique qui ne cesse de se tendre, en Europe comme ailleurs, reste très largement circonscrit aux praticiens et aux experts de la chose militaire.

 Désertion. Rappeler ces évidences semble aujourd’hui nécessaire tant on a l’impression que le politique, bien qu’il multiplie dans une société du spectacle les postures et les déclarations martiales, ne cesse dans notre pays de déserter la question militaire. Pourtant, la guerre qui se déploie en Ukraine depuis février 2022 nous démontre si besoin que c’est bien le peuple qui fait tenir l’armée et non l’inverse. Or, en France, tout le débat sur cet enjeu majeur qu’est notre défense, dans un contexte géopolitique qui ne cesse de se tendre, en Europe comme ailleurs, reste très largement circonscrit aux praticiens et aux experts de la chose militaire. En veut-on un exemple ? Observons le débat sans fin, remis sur la place publique ad nauseam sur la priorité à donner entre la masse et la technologie, érigeant le drone – là aussi avec des errements sémantiques tant ce mot est polysémique – comme une sorte de panacée universelle des conflits, qu’il faut bien regarder comme assez affligeant. A savoir si l’on doit prioriser la masse ou la technologie, on est bien entendu tenté de répondre « les deux mon Général », tant le choix semble absurde. En réalité, ce débat qui agite les commentateurs des chaînes d’information en continu, est l’arbre qui cache la forêt.

Il démontre également une chose : le politique s’étant en grande partie retiré de la question militaire, il la confine à des enjeux tactico-techniques, à des débats de spécialistes, à des imprécations de la part des militaires qui en sont réduits à quémander quelques sous pour réussir l’impossible, le cas échéant en alimentant de sourdes et destructrices oppositions interarmées pour récupérer tel ou tel rogaton : se préparer à une guerre interétatique majeure, potentiellement sous la voute nucléaire, avec une armée bonsaï. Le courage du politique en ce sens serait de reconnaître que nous sommes confrontés à un choix beaucoup plus simple techniquement, mais bien plus vertigineux en ce qui concerne notre société. A cet égard, l’Ukraine comme l’ensemble des conflits actuels nous met face à nous-mêmes.

Les tentatives maladroites de recréation d’un service militaire universel ou de doublement du nombre des réservistes, sans doubler les équipements et le temps pour les entraîner, n’ont qu’une valeur cosmétique.

Nation. Nous devons ainsi accepter de nous préparer à deux éventualités. La première est celle de la guerre de mobilisation – sur le modèle Ukrainien – qui voit le retour de la mobilisation humaine et industrielle, la transformation de la société vers un effort commun. Ceux qui regardent cette guerre avec l’analogie de la Première Guerre mondiale, qui a mobilisé la nation française avec l’intensité totale et les pertes tragiques que l’on sait, n’a pas réellement tort. Si la nation française finit de se cimenter dans les tranchées du Nord et de l’Est de la France, la nation ukrainienne, paradoxe insupportable pour les dirigeants russes, est réellement née des agressions russes de 2014 et de 2022. L’enjeu est fort, car il s’agit là de préparer des générations à être à nouveau une nation, une patrie ; à devoir peut-être, nul ne le souhaite, un jour payer l’impôt du sang. Les tentatives maladroites de recréation d’une service militaire universel – sujet qui reste d’ailleurs confié aux seuls militaires, comme si les autres composantes de l’Etat n’étaient concernées que de manière marginale – ou de doublement du nombre des réservistes, sans doubler les équipements et le temps pour les entraîner, n’ont qu’une valeur cosmétique. Comme ce qui concerne, hélas, l’essentiel de nos politiques publiques, montrant qu’au-delà des incantations, il y a loin de la coupe aux lèvres.

L’autre choix semble tout aussi terrible. Face à la difficulté qu’il y aurait à cimenter une nation en temps de paix, sans ennemi désigné, une autre voie existe. Elle présuppose elle aussi une volonté politique forte : disposer d’un arsenal conventionnel d’une puissance telle qu’il serait à même de causer des destructions insupportables, et afficher sa volonté de l’utiliser, s’il le fallait, tabou des tabous, en premier. Trop longtemps, la dissuasion nucléaire – dont il ne s’agit en rien ici de remettre en cause le caractère indispensable pour la protection de nos intérêts vitaux – a inhibé notre vision de la frappe. Le parapluie nucléaire nous a trop longtemps rassurés en donnant à penser avec certitude que nul n’oserait franchir le seuil de l’agression, de peur des représailles atomiques.

L’ère actuelle nous démontre que des conflits majeurs existent à nos portes (conflit entre la Russie et l’Ukraine), que des combats de haute intensité peuvent exister entre des Etats dotés de l’arme nucléaire (Inde-Pakistan), que des agressions incroyables peuvent avoir lieu sur le sol de pays entretenant le doute sur leur statut nucléaire (Israël). L’arme nucléaire est certes une garantie des intérêts vitaux, qu’il faut savoir utiliser en ménageant une indispensable ambiguïté. Elle n’est hélas pas une garantie absolue de la paix. Cette dernière n’existe d’ailleurs plus.

Arsenal. Face à cette désinhibition de la violence, le politique – car il est le seul en démocratie à pouvoir aller dans ce sens – doit avoir le courage de se reposer la question de la taille et de l’emploi de l’arsenal conventionnel, de la frappe dans la profondeur de très forte puissance. En France, cette approche a trop longtemps été négligée, la faiblesse de l’armement des forces dans ce domaine étant criant : pas de capacités balistiques conventionnelles, pas de bombardiers lourds, pas de croiseur de plus de 10 000 tonnes, etc. Bref, le désarmement conventionnel est venu à bout de la capacité à porter des coups non-nucléaires critiques à des adversaires qui ne cesseront de jouer avec le seuil atomique.

Le but est toujours le même : convaincre l’autre qu’il a perdu. Or, l’incarnation de la volonté, en particulier en démocratie, repose sur l’échelon politique, exécutif mais aussi parlementaire, qui est le seul à être en mesure de décider des choix du pays dans un domaine aussi essentiel que celui-ci

In fine, la guerre se résume à un choc de volontés. Carl von Clausewitz (NDLR : général prussien du XVIIIe siècle auteur en particulier du traité de stratégie militaire De la guerre) nous a démontré il y a près de deux siècles que le but était toujours le même : convaincre l’autre qu’il a perdu. Or, l’incarnation de la volonté, en particulier en démocratie, repose sur l’échelon politique, exécutif mais aussi parlementaire, qui est le seul à être en mesure de décider des choix du pays dans un domaine aussi essentiel que celui-là. Les reculades dramatiques du passé, notamment en Syrie sur l’emploi des armes chimiques par Bachar Al-Assad ont été désastreuses dans la dialectique stratégique internationale. Elles ont laissé entrevoir un espace d’action à ceux qui voudraient attaquer la France. Il est aujourd’hui grand temps pour le politique de se remettre à l’ouvrage dans ce domaine et d’affirmer sa volonté, avant qu’il ne s’agisse d’une question de survie, comme c’est le cas quelques milliers de kilomètres plus à l’Est.

Bruno Alomar
Bruno ALOMAR est diplômé de l’IEP de Paris, d’HEC et de l’Ecole de Guerre. Ancien élève de l’ENA, il est également titulaire d’un LLM de l’Université Libre de Bruxelles. Cet économiste français a travaillé au ministère des Finances et à la Commission européenne (en tant que haut fonctionnaire à la DG COMP, Direction générale de la concurrence) et a enseigné les questions européennes à Sciences Po Paris et à l'IHEDN. Auteur de La réforme ou l’insignifiance : dix ans pour sauver l’Union européenne (Ed. Ecole de Guerre – 2018), Bruno ALOMAR commente régulièrement l’actualité, et notamment les questions européennes, à travers des chroniques publiées dans divers médias français. Depuis 2020, il est également PDG de New Horizon Partners, une société spécialisée dans le conseil en relations publiques et communication.