La géopolitique mondiale a connu, au cours des deux dernières années, un tournant copernicien et le récent sommet de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) en constitue l’un des symptômes les plus préoccupants et révélateurs. Nous assistons à la naissance et à la consolidation de ce que l’on pourrait nommer, sans craindre l’exagération, « l’Internationale Autoritaire ». Si l’on resserre la focale sur son noyau le plus dur — la Russie, la Chine, l’Iran et la Biélorussie —, le qualificatif devient limpide : il s’agit bien de l’ « ODU » : l’Organisation des Dictatures Unies.
L’événement ne saurait se réduire à la photographie des trois grands — Vladimir Poutine, Narendra Modi et Xi Jinping. Il s’agit d’un défi direct, réfléchi et coordonné contre l’ordre international libéral. Ces régimes ne cherchent pas à le détruire — car ils bénéficient de ses structures commerciales —, mais à le remodeler pour le mettre définitivement à leur service.
Avec une franchise glaçante, Xi Jinping a lui-même défini la réunion comme le « sommet de la disruption ». Et cette formule n’est nullement fortuite : ce que l’on a vu n’est pas un coup de pied renversant l’échiquier, mais bien un poing frappant la table. Pékin, fidèle à son pragmatisme millénaire, ne veut pas dynamiter les règles du jeu global, mais les adapter à sa mesure. Son objectif est clair : continuer à jouer la partie, mais avec ses propres règles, en affirmant sa centralité, en étendant son influence et en consolidant sa puissance économique, financière et politique. Comme l’a écrit H. R. McMaster, ancien conseiller américain à la sécurité nationale, Pékin poursuit une stratégie de « coexistence et compétition à long terme », où le but n’est pas la guerre ouverte, mais l’érosion progressive des institutions et alliances qui soutiennent la puissance occidentale.
Xi et Poutine : l’alliance impossible que l’Europe a rendue possible
Le rapprochement sino-russe est l’un des phénomènes les plus significatifs et inquiétants de la géopolitique contemporaine. Il s’agit pourtant d’une alliance contre nature, traversée de contradictions profondes. Les deux pays partagent 4 209 kilomètres de frontière terrestre : d’un côté, un géant démographique, la Chine, avide de ressources ; de l’autre, un espace immense et quasi désert, la Sibérie russe, où plus de 30 % de la population est désormais d’origine chinoise. Le déséquilibre démographique et économique porte en lui les germes de tensions futures, voire de conflits inévitables à moyen ou long terme.
De nombreux analystes estiment que cette convergence n’est guère plus, aujourd’hui, qu’un mariage de convenance. Henry Kissinger, dans ses dernières années, avertissait déjà : « Il n’est pas naturel que la Russie et la Chine aient des intérêts identiques à long terme. » La Russie a besoin de la Chine comme client prioritaire de son énergie et comme partenaire politique face à l’Occident. La Chine, elle, a besoin de la Russie comme immense fournisseur de matières premières et comme bouclier stratégique dans son bras de fer avec les États-Unis. Mais leurs intérêts fondamentaux divergent. Moscou redoute de devenir le vassal d’une relation asymétrique, tandis que Pékin, avec sa vision impériale, considère la Sibérie comme un espace d’expansion naturel pour son avenir.
Or, sur ce point, Donald Trump a vu juste : les erreurs stratégiques de l’Europe ont accéléré cette convergence périlleuse. Des sanctions mal calibrées, incapables de dissuader Moscou mais efficaces pour fermer ses marchés occidentaux ; une dépendance suicidaire à l’énergie bon marché ; et une absence criante de vision stratégique à Bruxelles ont poussé Poutine et Xi dans une coopération proclamée « sans limites ». Cette alliance, aussi fragile qu’elle soit, est aujourd’hui une réalité tangible. Ce qui aurait pu être une rupture inévitable entre deux puissances aux destins opposés a été suspendu. La durée de cette suspension dépendra moins de Moscou ou de Pékin que de la clairvoyance — ou plutôt de l’absence chronique de clairvoyance — de la diplomatie occidentale. Et parler en 2025 d’une diplomatie occidentale intelligente et cohérente relève, hélas, d’un immense oxymore.
La Chine : un colosse aux pieds d’argile stratégiques
Derrière une façade impressionnante, la puissance militaire chinoise ne correspond pas encore à ses ambitions globales. Son économie elle-même dépend dangereusement d’un goulot d’étranglement : le détroit de Malacca, par lequel transitent la majorité de ses importations énergétiques et de ses exportations industrielles. Cette vulnérabilité, connue comme le « dilemme de Malacca », obsède les stratèges de Pékin. Le spectre d’un blocus naval américain hante leurs scénarios.
La riposte chinoise est méthodique et multiforme :
– Expansion de sa présence économique — et de plus en plus militaire — dans des ports en Afrique, en Amérique latine, au Moyen-Orient et en Asie centrale. La base de Djibouti, au débouché du Bab el-Mandeb, illustre ses ambitions globales.
– Renforcement de son alliance avec Moscou, garantissant une arrière-cour sécurisée et un accès terrestre aux ressources énergétiques.
– Déploiement pharaonique de la Nouvelle Route de la Soie, conçue comme un réseau terrestre reliant la Chine à l’Europe à travers l’Asie centrale, réduisant la dépendance à Malacca.
Comme l’a souligné l’analyste Parag Khanna, « l’avenir est asiatique, et la Route de la Soie en est l’épine dorsale ». Pékin ne construit pas seulement des infrastructures ; il dessine un nouveau planisphère géoéconomique où toutes les routes, physiques et numériques, mènent à la Chine.
Mise en scène à Pékin : le bloc révisionniste
Le défilé militaire sur la place Tiananmen, marquant le 80ᵉ anniversaire de la victoire dans la Seconde Guerre mondiale, fut bien plus qu’une commémoration. Ce fut une démonstration calculée de puissance. La présence côte à côte de Xi Jinping, Vladimir Poutine et Kim Jong-un offrait au monde l’image d’un bloc révisionniste, uni et décidé à défier l’Occident.
La Chine ne s’est pas contentée d’exhiber ses troupes. Elle a présenté ses missiles hypersoniques, ses drones de combat et ses technologies militaires de pointe. Le message était clair : affirmer l’autorité incontestée de Xi à l’intérieur et projeter à l’extérieur une unité de défiance. L’invitation faite à la Corée du Nord, paria international, soulignait la dimension provocatrice de la rencontre.
L’Inde dans une position complexe et inconfortable
La présence de l’Inde à l’OCS, représentée par le Premier ministre Narendra Modi, traduit une posture ambivalente. Pour Washington et pour une partie de l’Europe, l’Inde est le contrepoids démocratique naturel à la Chine en Asie. Ses liens avec la France sont solides — rappelons la coopération en matière de défense —, et le Royaume-Uni demeure étroitement imbriqué avec l’élite économique indienne : la famille Hinduja, plus riche du Royaume-Uni, en est un symbole.
Mais l’Inde, civilisation millénaire devenue puissance émergente, entend être un pôle autonome, fidèle à sa tradition d’indépendance stratégique. Comme l’écrit son ministre des Affaires étrangères, Subrahmanyam Jaishankar, dans The India Way : la stratégie indienne consiste à « avancer ses propres intérêts en traitant avec une pluralité d’acteurs ».
En ce sens, les sanctions tarifaires secondaires imposées par Donald Trump furent une erreur colossale. On ne pousse pas un dirigeant tel que Modi dans ses retranchements : on le persuade par la négociation et le respect. Humilier l’Inde, c’est risquer de transformer le grand espoir démocratique d’Asie en une puissance distante, voire hostile. Ce serait une nouvelle absurdité stratégique occidentale, s’ajoutant à la longue liste d’un XXIᵉ siècle déjà lourd d’erreurs.
Conclusion : un échiquier aux nouvelles règles
L’Organisation de Coopération de Shanghai n’est plus un club régional périphérique. Elle est devenue la plateforme politique, économique et militaire à partir de laquelle Pékin et Moscou cherchent à remodeler l’ordre mondial.
L’enjeu n’est pas seulement l’intégration eurasiatique, mais la création d’un nouveau centre de gravité global, contestant les principes, les institutions et l’influence du monde démocratique.
Ne l’oublions pas : la Chine ne veut pas renverser l’échiquier. Elle veut que la partie continue, mais avec ses propres règles — après avoir donné un coup de poing retentissant sur la table. La vraie question est de savoir s’il existe encore, en Occident, une volonté politique et une vision stratégique capables de répondre à ce défi.