Crise politique népalaise : quand la jeunesse défie l’ordre établi

26.09.2025 - Regard d'expert

En septembre 2025, à la suite de l’interdiction de vingt-six plateformes sociales, le Népal a connu son épisode de violence politique le plus grave depuis des décennies, avec des bâtiments publics incendiés – dont le Parlement et la Cour suprême – et de violents affrontements dans la capitale et plusieurs villes. Le Premier ministre K.-P. Sharma Oli a démissionné, le président Ram Chandra Paudel a dissous le Parlement et a fixé des élections législatives au 5 mars 2026, tandis que Sushila Karki, ancienne présidente de la Cour suprême, a été investie cheffe du gouvernement intérimaire. Le dernier bilan communiqué par le ministère de la Santé fait état d’au moins 72 morts et de plus de 2 100 blessés.

Chocs économiques et sociaux

La crise a révélé une défiance profonde envers les élites et un rejet des dynasties politiques. Les revendications portaient sur la transparence, l’emploi des jeunes et une réforme institutionnelle. La question du rétablissement de la monarchie, abolie en 2008, a refait surface mais reste minoritaire et divise l’opinion. Son retour semble improbable, du moins à court terme.

Les perturbations ont touché un secteur touristique vital et gelé des investissements. Le choc est survenu au pic de la haute saison: les arrivées ont reculé d’environ 30 % sur un an, alors que le tourisme pèse près de 8 % du PIB; le marché chinois qui représentait environ 50 % des réservations de septembre ont été annulées et les opérateurs anticipent une baisse d’environ 30 % des réservations pour le reste de 2025. Les destructions d’infrastructures publiques et les interruptions d’activité aggravent les difficultés sociales. Le chômage des jeunes et l’émigration contrainte restent des défis structurels. Ces éléments pèsent sur la trajectoire de croissance et certaines métriques de crédit, selon des évaluations publiques. Des amortisseurs existent toutefois: les transferts de fonds des migrants ont représenté 26,9 % du PIB en 2023; en valeur ils se sont établis entre 10 et 12 milliards d’euros sur l’ensemble de l’exercice 2024/25. Dans l’immédiat, les priorités portent sur l’ordre public, l’indemnisation, la transparence budgétaire et la remise en route des moteurs d’activité. 

Jeux d’influence et environnement régional

L’Inde a adopté une posture prudente, cherchant à éviter toute perception d’ingérence tout en préservant sa sécurité frontalière et son influence historique. La Chine, soucieuse de protéger ses investissements dans le cadre des Nouvelles routes de la soie, a rapidement reconnu le gouvernement intérimaire et minimisé l’impact de la crise. De leur côté, Les États-Unis et l’Europe ont soutenu le processus démocratique et conditionnent leur aide au respect des droits humains et à la tenue d’élections libres. Les Émirats arabes unis, destination clé de la main-d’œuvre népalaise et important pôle d’envois de fonds, ont resserré à la mi-septembre l’octroi des visas de visite aux ressortissants népalais, tout en privilégiant la continuité des flux des transferts de fonds et de la coopération consulaire.

Pour la France et l’UE, la priorité immédiate concerne la sécurité des ressortissants et des actifs, la continuité des opérations et la veille réglementaire. À moyen terme, l’appui le plus utile porte sur la gestion électorale, l’intégrité des marchés publics, la lutte anticorruption et des programmes ciblés de formation professionnelle des jeunes. Une coordination discrète avec l’Inde et la Chine limiterait le risque de malentendus stratégiques et favoriserait la continuité des projets structurants.

Stratégie de résilience

La crise a révélé un déficit de confiance et un coût politique élevé des restrictions numériques ciblant l’expression et l’organisation. Pour l’État, l’ordre du jour comprend quatre priorités: sécurité publique proportionnée, garanties de non-répétition, transparence budgétaire, emploi des jeunes. La réforme de la gouvernance numérique passe par des obligations de proportionnalité, de contrôle juridictionnel et de responsabilité des plateformes. Pour les acteurs économiques, trois axes priment: actualiser les matrices de risques politiques et logistiques; intégrer des clauses de flexibilité dans les contrats, en particulier dans le tourisme et les services urbains; et coordonner avec assureurs et partenaires locaux des plans de reprise saison par saison. Les bailleurs peuvent appuyer des mesures à gains rapides dans la formation professionnelle, la normalisation des marchés publics et la gestion des risques de catastrophe.

Lecture transversale

La séquence népalaise s’inscrit dans une vague de mobilisations de jeunesse en Asie du Sud et du Sud-Est. La crise bangladaise en 2024 a montré qu’une combinaison de répression forte et d’offre politique faible contribue à prolonger l’instabilité politique. En Indonésie, août 2025 a été marqué par des manifestations générationnelles portées par des revendications liées à la justice sociale, à l’environnement et au rejet du poids persistant des élites politiques. Ces mobilisations, menées par des étudiants et de jeunes militants urbains, se sont nourries d’un sentiment de décalage croissant entre une société civile en demande de renouvellement démocratique et un système institutionnel jugé verrouillé par les grands partis et leurs réseaux clientélistes. Malgré la pression de la rue, l’exécutif a choisi de ne pas infléchir son agenda international et de tenter de  rassurer les partenaires économiques. Cette attitude a été interprétée comme un choix assumé de compartimenter les tensions intérieures et la diplomatie, tout en s’appuyant sur l’idée que les mouvements de jeunesse n’avaient pas encore la capacité d’imposer un véritable changement de régime.

Ces parallèles suggèrent trois variables déterminantes de sortie de crise : l’unité ou la fragmentation des élites, qui conditionne la résilience des régimes en place ; la doctrine de maintien de l’ordre, entre répression brutale et accommodement limité ; et la crédibilité de l’offre institutionnelle, seule à même de canaliser durablement les aspirations des nouvelles générations.

Conclusion

La crise népalaise a révélé à la fois le poids croissant d’une jeunesse politisée et l’essoufflement d’un système partisan perçu comme verrouillé. La transition institutionnelle engagée a été rapide, mais sa consolidation dépendra de la capacité à proposer des avancées concrètes en matière d’emploi, de transparence et de gouvernance numérique.

Pour les voisins et partenaires, l’approche la plus efficace consiste à soutenir discrètement le respect du calendrier politique, à encourager une gestion proportionnée de la sécurité et à appuyer la relance des secteurs exportateurs, en particulier le tourisme. À court terme, la soutenabilité macroéconomique reposera avant tout sur la réouverture sécurisée des flux touristiques et sur la stabilité des transferts de fonds, qui constituent un amortisseur essentiel pour les revenus des ménages.

Trois variables structureront la trajectoire du pays: la discipline des forces de sécurité, la clarté et la stabilité des règles électorales et la capacité du cabinet intérimaire à produire des réponses économiques minimales, en particulier sur l’emploi des jeunes. À suivre également: la polarisation autour de la monarchie, les flux touristiques et la trajectoire des transferts de fonds des migrants. Un scénario de stabilisation contrôlée demeure possible si les institutions tiennent les échéances et si les mesures d’apaisement sont crédibles; un scénario de volatilité prolongée s’imposerait à l’inverse en cas de fragmentation des élites et d’incidents répétés.

Arnaud Leveau
Arnaud Leveau est membre du Comité d’orientation d’Asia Centre. Il a plus de 25 ans d'expérience pratique dans la région Indo/Asie-Pacifique aussi bien dans l'industrie, les affaires gouvernementales que la recherche en relations internationales. Titulaire d'un doctorat en science politique de l’École normale supérieure de Lyon, il est l'auteur de nombreuses publications sur la péninsule coréenne, la Thaïlande, l'Asie du Sud-Est et les questions de sécurité dans la région Indopacifique. Il enseigne également le monde des affaires en Asie à l’université Paris Dauphine PSL.