Inde et Chine : vers le pourtant improbable rapprochement des deux géants ?
Tandis que Mario Draghi s’inquiète de la « survie » européenne, la récente réunion de l’Organisation de coopération de Shanghai a révélé une Asie en pleine recomposition : la Chine et l’Inde, longtemps rivales, amorcent un rapprochement inédit. Nourri par la défiance croissante envers Washington, ce mouvement pourrait bouleverser l’équilibre mondial et redéfinir la hiérarchie économique internationale.
Et si l’adage selon lequel « l’Europe s’est toujours construite dans les crises » s’appliquait…à l’Asie ? En fait de crise, l’Union européenne (UE) est certes bel et bien embourbée comme l’a souligné Mario Draghi le 22 août à Rimini, et à nouveau le 16 septembre en s’inquiétant rien moins que la « survie de l’Europe ».
Pendant ce temps, à l’Est, il y a du nouveau : en pleine crise assumée du multilatéralisme depuis le retour aux affaires de Donald Trump, les pays asiatiques se rapprochent. Du 31 août au 1er septembre derniers s’est tenu à Tianjin le sommet de l’Organisation de coopération de Shangaï (SCO), suivi par un impressionnant défilé militaire chinois sur la place Tien An Men à Pékin. Le véritable message n’était sans doute pas dans l’étalage de force militaire. Il était dans la présentation d’une Asie désireuse de faire bloc face à l’Occident, en particulier les coups de butoirs de l’Amérique. Jamais depuis sa création, ce sommet n’avait réuni autant de pays. Les pays de l’ASEAN ont montré une volonté forte de rapprochement, à laquelle la Chine n’est pas étrangère. Surtout, il a mis en scène une volonté de coopération inédite entre les deux géants, historiquement adversaires, chinois et indien.
Bien sûr, une hirondelle ne fait pas le printemps. Et l’on se méprendrait à simplifier « l’Orient compliqué » dans des formules, même si, telles que le « China+1 » pour désigner le souci de réduire le risque chinois, elles ont quelque fond de vérité. La Chine, qui a saisi l’opportunité de prendre en partie le leadership d’une globalisation à laquelle l’Amérique tourne le dos, n’a pas renoncé à son ambition : devenir la première puissance mondiale. Le transfert de technologie chinoise vers le concurrent potentiel indien reste ainsi interdit. L’Inde, pour sa part, n’a pas renoncé à une approche opportuniste des relations internationales, et n’est pas prête à faire des chèques en blanc au rival chinois. Elle vient ainsi de rappeler à ceux qui l’ont oublié la profondeur de ses liens militaires avec la Russie, héritée de la Guerre froide et de son affrontement continué avec la Chine, en envoyant des éléments d’élite, fait hautement symbolique, participer en septembre à l’exercice militaire Russo-biélorusse Zapad.
Il y a pourtant un fait nouveau : le puissant vent de défiance à l’égard des Etats-Unis qui souffle à New Delhi. Mécaniquement, il rapproche l’Inde de la Chine. Cette défiance a ses raisons. Donald Trump reproche à l’Inde son surplus commercial vis-à-vis de l’Amérique (45,7 milliards de dollars en 2024), et l’achat ininterrompu du pétrole russe. Le résultat : des droits de douane de 50% depuis le 27 août sur les marchandises indiennes entrant aux Etats-Unis. Le président américain a également fait peu de cas des ambitions industrielles de l’Inde ; les pressions répétées sur Apple pour que ses smartphones soient fabriqués sur le sol américain n’en sont qu’un exemple. L’on pourrait aussi évoquer les maladresses diplomatiques américaines, comme la revendication – sèchement niée par l’Inde – d’une intervention dans le récent conflit frontalier avec le Pakistan en juillet dernier pour imposer un cessez-le-feu. Si l’Amérique a un président décidé, on a sans doute sous-estimé le leadership également très fort de Narendra Modi.
L’Amérique, qui prétend faire de la compétition avec la Chine le centre de sa politique, concourt ainsi paradoxalement au rapprochement des deux géants chinois et indien. Les signaux se multiplient en ce sens. Parmi eux, la levée timide des barrières entre les deux pays. Si les vols directs sont encore interdits, les règles limitant par exemple fortement les investissements chinois en Inde – ils restent approuvés au cas par cas par New Delhi – sont en voie d’assouplissement. Les effets potentiels sont colossaux, notamment dans le secteur technologique indien qui, s’il manque peu de cerveaux – contrairement à l’Amérique qui doit réfléchir avant de tarir son brain drain – manque encore de capitaux.
Encore limité, un rapprochement des économies chinoise et indienne aurait des effets drastiques. Il y a évidemment le poids démographique de ces deux pays. Il y a également l’ampleur du rattrapage encore à venir de l’Inde, dont le PIB/ Habitant est de l’ordre du 5em de celui de la Chine (estimé à 2800 dollars contre 13 700 dollars fin 2025 – OCDE). Il y a encore la fulgurante progression technologique de la Chine et de l’Inde dont l’Organisation mondiale pour la propriété intellectuelle (OMPI) rappelle dans son rapport annuel de septembre 2025 qu’elles sont passées, en termes d’innovation, respectivement de la 35em à la 10ème place mondiale (Chine) et de la 68ème à la 38ème (Inde) par un processus ininterrompu depuis 2013. Il y a enfin la taille sans commune mesure que représenterait une zone commerciale Chine/ Inde, de l’ordre de 6 fois le marché intérieur européen.
Si, en définitive, le fil rouge de l’économie mondiale depuis 2001 a été le spectaculaire envol de la Chine, le décollage de l’Inde pourrait surprendre. A cet égard, pour l’Europe et plus encore pour l’Amérique, une Inde plus indépendante de l’Occident qu’on ne l’a cru, dirigée par un Narendra Modi à la vision claire et résolue, qui se rapprocherait fortement de la Chine constituerait un changement de paradigme.


