Corée du Sud : ligne de crête diplomatique

19.12.2025 - Éditorial

L’arrivée au pouvoir du président Lee Jae-myung en juin  2025 n’a pas bouleversé la politique étrangère sud-coréenne ; elle l’a rendue plus lisible. Lee revendique une ligne simple, presque intuitive : préserver la capacité de décision du pays dans une région où l’espace se contracte, diversifier ses appuis, ne jamais dépendre d’un seul pôle de puissance. Cette approche tranche avec l’alignement rigide des dernières années et renoue avec une tradition coréenne faite de mesure, de prudence et de recherche constante d’autonomie.

Dégel pragmatique avec la Chine

Le sommet de Gyeongju du 1er novembre 2025, tenu en marge des réunions de l’APEC et marqué par un entretien bilatéral entre le président Lee Jae-myung et le président Xi Jinping, illustre cette volonté de réactiver une dynamique diplomatique longtemps en sommeil. À cette occasion, la Corée du Sud et la Chine ont relancé un dialogue stratégique gelé depuis près de dix ans, conclu un swap monétaire de grande ampleur, repris des discussions commerciales en suspens et ouvert des pistes de coopération dans des domaines tels que la logistique, les services et l’innovation technologique.

Cette normalisation progressive ne constitue ni un rapprochement politique ni un mouvement de réalignement. Elle répond avant tout à une donnée structurelle : une part significative des chaînes de valeur sud-coréennes demeure étroitement connectée à la Chine. Dans ces conditions, la stabilité économique de la Corée du Sud implique le maintien d’une relation fonctionnelle, au moins minimale, avec Pékin.

Un retour du dialogue sino-coréen sous tension régionale

Ce mouvement intervient alors que les tensions en Asie du Nord-Est se sont nettement accrues. Début novembre, la Première ministre japonaise Sanae Takaichi a indiqué que le Japon pourrait envisager une intervention militaire si une attaque chinoise contre Taïwan menaçait directement sa sécurité. La Chine a réagi immédiatement : restrictions ciblées sur certaines importations japonaises, mise en garde publique adressée aux touristes chinois et durcissement du discours diplomatique.

Parallèlement, les États-Unis ont donné leur accord informel, mais politiquement très significatif, pour que la Corée du Sud explore la possibilité d’un programme de sous-marins à propulsion nucléaire. Cette décision constitue un tournant : c’est la première fois qu’un tel transfert de technologie est envisagé pour un allié situé hors du cadre AUKUS. L’initiative s’inscrit dans une coopération étroite avec les industriels américains et sud-coréens. Elle vise à consolider la dissuasion de la Corée du Sud à un moment où les tensions autour de Taïwan et la compétition navale en Asie du Nord-Est se durcissent. Mais il comporte aussi des effets indirects. Pour l’administration Lee, qui souhaitait rouvrir un canal de communication avec la Corée du Nord, cette évolution complique nettement la donne. Du point de vue de Pyongyang, la perspective d’un programme sud-coréen de propulsion nucléaire est interprétée comme la confirmation d’un basculement durable vers un renforcement militaire structurel. Cela referme pratiquement la fenêtre déjà étroite d’un possible dégel intercoréen.

Entre Washington et Tokyo : alliance nécessaire, vigilance permanente

L’alliance avec les États-Unis reste le socle de la sécurité sud-coréenne. L’approfondissement de la coopération navale et la perspective d’une propulsion nucléaire rappellent la solidité de ce partenariat. Mais ils exposent également la Corée du Sud à un examen attentif : la Chine y voit un possible rééquilibrage des capacités navales dans la région, tandis que le Japon suit de près les implications de cette montée en puissance technologique.

Le rapprochement avec le Japon, amorcé après la déclaration de Camp David en 2023, se poursuit de manière prudente et n’a pas été remis en cause par l’alternance politique dans les deux pays. Les échanges de renseignement se renforcent, les projets technologiques communs progressent et la coordination logistique gagne en cohérence.

La relation demeure toutefois fragile. Les différends historiques continuent d’alimenter les crispations, et une simple prise de position sur Dokdo ou sur la situation dans le détroit de Taïwan peut suffire à infléchir la dynamique bilatérale. La Chine a conscience de la sensibilité de ces dossiers, n’hésite pas à s’y engager. En novembre 2025, elle a publiquement contesté les « revendications injustifiées » du Japon sur Dokdo et appelé Tokyo à « réfléchir à son histoire d’agression », une prise de position rare qui revenait à soutenir implicitement la Corée du Sud.

L’Asie du Sud-Est : l’espace de respiration

Afin d’élargir ses marges de manœuvre, la Corée du Sud déploie désormais une activité diplomatique accrue en Asie du Sud-Est. Cette région apparaît comme un espace privilégié de diversification des partenariats, moins exposé aux dynamiques de rivalité entre grandes puissances. La Malaisie occupe, dans cette stratégie, une position particulière : les coopérations se renforcent dans les domaines naval, aéronautique et technologique, avec un accent croissant sur les capacités duales et l’innovation.

Cette ouverture régionale offre également de nouvelles opportunités pour l’Europe et, plus spécifiquement, pour la France. L’un des exemples les plus significatifs est la coopération entre Hanwha Ocean, Naval Group et MBDA dans le cadre de la proposition de frégate de nouvelle génération destinée à la Thaïlande. Le contexte demeure fortement concurrentiel, mais l’initiative illustre une tendance plus profonde : l’affirmation de partenariats franco-coréens fondés sur la complémentarité des savoir-faire industriels et la convergence d’intérêts stratégiques, plutôt que sur des logiques de compétition.

Une diplomatie d’ajustement minutieux

La diplomatie sud-coréenne s’apparente aujourd’hui à un exercice d’ajustement continu. L’administration Lee avance par étapes mesurées, consciente des contraintes structurelles qui pesaient déjà sur ses prédécesseurs mais qui se sont sensiblement accentuées. La Corée du Sud ne peut affaiblir son alliance militaire avec les États-Unis, socle de sa sécurité. Elle ne peut non plus se détacher de la Chine sans risquer de fragiliser un appareil industriel profondément inséré dans les chaînes de valeur régionales. À cela s’ajoute la nécessité de composer avec un Japon dont la posture stratégique s’affirme, dans un environnement plus volatil qu’il ne l’a été depuis deux décennies.

Dans ce contexte, la politique étrangère sud-coréenne vise principalement à préserver des marges de manœuvre dans un système international qui tend à se rigidifier. Il s’agit moins d’opérer des basculements que de maintenir ouvertes des options diplomatiques, économiques et technologiques, à mesure que la polarisation régionale se renforce.

La question centrale est de savoir si cet équilibre peut être durable à mesure que la rivalité sino-américaine s’intensifie et que la relation sino-japonaise continue de se dégrader. Une partie de la réponse dépendra de la capacité de la Corée du Sud à institutionnaliser davantage ses partenariats, à réduire ses vulnérabilités industrielles et à progresser dans les secteurs technologiques clés. Le pays a déjà traversé des périodes de forte pression ; l’enjeu actuel diffère toutefois par son caractère structurel. Il conditionne, plus profondément que par le passé, la place de la Corée du Sud dans l’ordre régional en recomposition.

Et l’Europe dans tout cela ?

Pour l’Union européenne, l’enjeu consiste d’abord à éviter les grilles de lecture réductrices. Toute coopération sérieuse avec la Corée du Sud suppose de reconnaître les contraintes structurelles qui pèsent sur sa diplomatie. Ignorer ces paramètres reviendrait à projeter sur Séoul des attentes qui ne correspondent ni à sa situation ni à ses priorités.

La Corée du Sud n’attend pas de ses partenaires européens un alignement ou un soutien politique dans un système de blocs qu’elle cherche précisément à éviter. Elle privilégie des coopérations capables de renforcer sa sécurité économique, de consolider ses capacités technologiques déjà avancées, en particulier dans les secteurs critiques et de préserver sa marge de décision dans un environnement régional plus contraignant. C’est dans cet espace intermédiaire, fait d’ajustements graduels plutôt que de ruptures, que l’Union européenne peut jouer un rôle pertinent.

La France dispose, dans ce cadre, d’atouts spécifiques. Puissance moyenne engagée de longue date dans l’Indo-Pacifique, elle connaît bien les logiques de coopération différenciée et les équilibres subtils qui structurent la région. Elle peut ainsi proposer à la Corée du Sud un dialogue fondé sur la complémentarité dans les domaines industriel, naval, spatial, aéronautique et technologique sans chercher à orienter ses choix stratégiques. Les 140 ans de relations franco-coréennes célébrés en 2026 offrent, à cet égard, une opportunité pour clarifier ces convergences et inscrire durablement cette approche dans un cadre politique renouvelé.

Arnaud Leveau
Arnaud Leveau est membre du Comité d’orientation d’Asia Centre. Il a plus de 25 ans d'expérience pratique dans la région Indo/Asie-Pacifique aussi bien dans l'industrie, les affaires gouvernementales que la recherche en relations internationales. Titulaire d'un doctorat en science politique de l’École normale supérieure de Lyon, il est l'auteur de nombreuses publications sur la péninsule coréenne, la Thaïlande, l'Asie du Sud-Est et les questions de sécurité dans la région Indopacifique. Il enseigne également le monde des affaires en Asie à l’université Paris Dauphine PSL.