Dans la première partie de cet article publié la semaine dernière, Gustavo de Aristegui décrit l’ébauche de l’architecture du plan de paix telle que proposée par Trump entre l’Ukraine et la Russie et les réactions des principales parties prenantes à cette initiative, la Russie, l’Ukraine, les Etats-Unis, l’Europe et l’OTAN. Dans la suite de cet article, il analyse les multiples conséquences de ce plan de paix.
Conséquences militaires et géostratégiques
Un plan qui consolide les gains territoriaux russes aurait plusieurs effets directs :
- Réduction de la profondeur stratégique ukrainienne, avec des lignes de front plus proches de métropoles clés et des infrastructures lourdes.
- Création de nouvelles zones grises et de lignes de cessez-le-feu difficiles à défendre, offrant à Moscou la possibilité de “jouer” sur la pression militaire à moindre coût.
- Signal catastrophique à l’ensemble de l’architecture de sécurité euro-atlantique : la force brutale, si elle est suffisamment prolongée, finit par payer.
Le résultat serait un conflit gelé armé, pas une paix – une sorte de Transnistrie XXL au cœur du continent.
Conséquences politiques internes : Zelensky peut-il être renversé ?
La société ukrainienne a payé un prix humain terrible pour résister. Dans ce contexte, plusieurs dynamiques sont possibles :
- Risque de fracture entre front et arrière : Les forces combattantes pourraient considérer qu’on leur “vole” la victoire morale acquise au prix du sang. Par ailleurs, une nouvelle génération de commandants et de vétérans, très respectés, pourrait entrer en politique – avec un discours très dur envers toute concession.
- Résurgence des forces pro-russes ? Les anciens réseaux pro-russes sont discrédités, voire interdits, depuis 2014. Il serait illusoire d’imaginer un retour pur et simple du Parti des Régions. Mais Moscou excelle dans l’art de recycler des relais sous des habits neufs : mouvements “pour la paix”, ONG pseudo-humanitaires, partis populistes accusant le pouvoir de corruption et de “guerre éternelle”. Oui, la Russie tentera de corrompre et de coopter élus, fonctionnaires, juges, chefs d’entreprise – comme elle l’a fait en Ukraine avant 2014 et dans plusieurs États membres de l’UE. Mais l’épreuve de la guerre a aussi créé un nationalisme civique ukrainien d’une puissance inédite, qui rendra politiquement toxique toute compromission trop visible.
- Stabilité sociale : le spectre de la fatigue et de la colère. Une paix perçue comme injuste pourrait provoquer des manifestations de masse contre toute signature jugée humiliante, des fractures internes au camp pro-occidental, entre partisans du “moindre mal” et défenseurs de l’intégrité totale, ou encore une montée de formations plus radicales, qui pourrait inquiéter les capitales occidentales. L’Occident doit comprendre que forcer Kyiv à accepter un mauvais accord, c’est prendre le risque de fragiliser un partenaire clé et de créer une nouvelle “légende du coup de poignard dans le dos” dont Moscou exploiterait chaque fragment.
Conséquences économiques : reconstruction ou pauvreté chronique ?
L’Ukraine a déjà perdu des années de PIB, une partie de ses infrastructures lourdes, une fraction de sa population active et une portion significative de ses capacités énergétiques. Même avec un cessez-le-feu, le pays fait face à quatre défis majeurs :
- Financement de la reconstruction : Les discussions actuelles évoquent l’utilisation partielle des actifs russes gelés, des prêts concessionnels du FMI et de la Banque mondiale, ainsi que de nouveaux fonds de l’UE et des États-Unis, mais les montants promis sont encore loin des besoins estimés, souvent chiffrés en centaines de milliards de dollars.
- Risque de “protectorat économiquement dépendant” : Si la gouvernance du fonds de reconstruction donne un poids disproportionné à Washington – via des accords miniers ou des concessions sur les terres rares, par exemple –, l’Ukraine pourrait se retrouver coincée entre dépendance économique et fragilité politique.
- Pauvreté et précarité durables : Une paix bancale, assortie d’un effort de reconstruction insuffisant, pourrait entraîner une pauvreté chronique, l’exode continu des talents et une frustration sociale explosive.
- Fatigue des bailleurs occidentaux : Dans plusieurs capitales occidentales, la lassitude budgétaire est visible. C’est pourquoi il serait suicidaire de coupler grandes concessions politiques et demi-mesures économiques : on paierait le coût politique d’une paix injuste sans offrir à l’Ukraine les moyens de se relever.
Conséquences géopolitiques pour l’Europe et le reste du monde
Un plan qui bénirait de facto l’acquisition de territoires par la force enverrait trois messages dévastateurs :
- À Moscou : la méthode fonctionne. Une fois reconstituées, les forces russes pourraient être tentées de tester la résilience de la Moldavie, de la Géorgie et de pousser plus loin la pression hybride sur les pays baltes et la Pologne.
- À Pékin : fenêtre d’opportunité. Si l’Occident montre qu’il accepte un révisionnisme territorial en Europe, il devient beaucoup plus difficile de le dissuader d’acter un fait accompli à Taïwan ou d’accroître l’agressivité en mer de Chine méridionale vis-à-vis des Philippines, du Vietnam ou du Japon. Les stratèges chinois observent attentivement la capacité de l’Occident à défendre ses lignes rouges.
- Aux puissances moyennes : retour du cynisme intégral. Pourquoi respecter les frontières, les traités et les résolutions de l’ONU, si une guerre suffisamment longue finit par être récompensée ? La Résolution ES-11/7 de l’Assemblée générale, qui fixe les principes d’une “paix juste et durable”, risque de devenir un simple texte symbolique si l’accord final en Ukraine l’ignore largement. Par ailleurs, l’Europe, déjà fragilisée par sa dépendance énergétique passée et par son retard technologique, risquerait de devenir une périphérie stratégique, condamnée à surarmer ses frontières orientales tout en perdant la bataille de la crédibilité normative.
Quelles alternatives viables au plan actuel ?
Il ne suffit pas de dire “non” à un mauvais plan ; il faut esquisser un meilleur cadre, politiquement défendable et stratégiquement solide. Plusieurs pistes existent :
- Refuser toute reconnaissance définitive des annexions. On peut geler temporairement la question du statut final de certains territoires, mais sans reconnaissance juridique, et avec un mécanisme clair de révision future.
- Combiner cessez-le-feu et réarmement contrôlé de l’Ukraine. Au lieu de plafonner son armée à un niveau dicté par Moscou, il faut permettre à Kyiv de disposer d’une capacité de dissuasion crédible, encadrée par des standards OTAN et par des contrôles mutuels.
- Garanties de sécurité sérieuses, pas des vœux pieux. La promesse vague de “garanties robustes” ne suffit pas. Il faut un mécanisme explicite de défense collective, impliquant au minimum un groupe d’États clé (États-Unis, Royaume-Uni, France, Pologne, pays baltes), avec des engagements juridiquement contraignants.
- Reconstruction : un “Plan Marshall” 2.0 adossé aux actifs russes. L’essentiel de l’effort financier doit provenir de la combinaison des avoirs russes gelés et d’une contribution structurée du G7 et de l’UE, avec une gouvernance équilibrée où l’Ukraine reste co-décisionnaire.
- Intégration européenne et euro-atlantique progressive. Fixer une trajectoire claire d’adhésion à l’UE et, à terme, à l’OTAN, conditionnée à des réformes mais non bloquée par un veto de Moscou. Laisser la Russie décider de la “ligne rouge” sur les adhésions reviendrait à institutionnaliser son droit de regard sur la souveraineté de ses voisins.
Conclusions analytiques
- Le plan de 28 points, tel qu’il a été conçu, a été trop fortement marqué par l’empreinte russe ; la réduction à 18–19 dispositions corrige certains excès, mais laisse intacte la logique dangereuse de “territoires contre paix”.
- Kyiv se trouve dans une position politiquement intenable : accepter des concessions territoriales majeures reviendrait à miner sa propre légitimité intérieure et à ouvrir la voie à des recompositions politiques potentiellement explosives, où vétérans, nouveaux partis radicaux et réseaux d’influence russes se disputeraient le terrain.
- Sur le plan militaire, une telle paix figerait un rapport de forces défavorable, créerait une frontière instable et offrirait à Moscou un tremplin pour de futures agressions hybrides contre l’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie et, à terme, certains États de l’OTAN.
- Économiquement, une reconstruction mal financée, mal gouvernée et trop dépendante de la bonne volonté conjoncturelle des bailleurs occidentaux condamnerait l’Ukraine à la pauvreté chronique, à l’exode et à la dépendance.
- Géopolitiquement, un accord qui semble récompenser l’agression ouvrirait un boulevard aux révisionnismes de toutes sortes, de Moscou à Pékin, et discréditerait la prétention de l’Occident à défendre un ordre fondé sur le droit plutôt que sur la force.
- La seule issue responsable est de transformer ce plan – aujourd’hui bancal – en un cadre de négociation qui refuse la reconnaissance définitive des annexions, donne à l’Ukraine de vraies garanties de sécurité et de réelles capacités militaires, mobilise un effort massif et durable de reconstruction financé en grande partie par les actifs russes, et inscrit clairement le pays dans une trajectoire d’intégration européenne et euro-atlantique.
Comme le note un analyste européen, “si l’Europe laisse passer ce moment, ce n’est pas l’Ukraine seule qu’elle abandonne, c’est sa propre idée d’elle-même”. L’histoire retiendra moins la beauté juridique des textes que la clarté des lignes rouges. À Kyiv, à Bruxelles et à Washington de décider si ce plan de paix sera l’armistice d’une nouvelle ère de sécurité, ou le Munich de notre génération.


