L’Heure de vérité pour l’Europe : Analyse de la nouvelle stratégie de sécurité nationale des États-Unis
La publication de la nouvelle Stratégie de sécurité nationale (NSS) des États-Unis constitue l’acte de décès de l’ordre mondial tel que nous le connaissions depuis 1945. Ce document consacre une rupture radicale avec le mondialisme et l’interventionnisme libéral pour embrasser un « Réalisme Civilisationnel » et une doctrine de « Souveraineté Dure » (Hard Sovereignty). Il établit une hiérarchie des menaces centrée sur la compétition nue entre grandes puissances, désignant la Chine comme rival systémique prioritaire, la Russie comme un acteur perturbateur mais gérable, et l’Iran ainsi que la Corée du Nord comme des menaces régionales à endiguer.
Simultanément, le texte réorganise les priorités géographiques vers l’Indo-Pacifique et l’Hémisphère occidental, conditionne la valeur des alliances à un « transfert de charges » (burden-shifting) beaucoup plus exigeant, et transforme la puissance économico-technologique — dette, investissements, semi-conducteurs, IA et contrôle des routes maritimes — en nouveau champ de bataille central.
La taxonomie de la menace : Ennemis, adversaires et concurrents
La Stratégie positionne la Chine comme le « principal concurrent stratégique » et le seul acteur ayant l’intention et, de plus en plus, la capacité de contester simultanément la primauté américaine sur les plans militaire, technologique, économique et idéologique. Pékin n’est plus perçu comme un partenaire commercial potentiel, mais comme une puissance révisionniste prédatrice combinant expansion navale militaire, offensive technologique (5G, IA, informatique quantique) et guerre d’influence politique.
La Russie est redéfinie comme une menace aiguë et immédiate, dangereuse par son arsenal nucléaire et son agression contre l’Ukraine, mais considérée à moyen terme comme une puissance déclinante avec laquelle il sera inévitable, à terme, de restaurer une forme de « stabilité stratégique » pour éviter sa satellisation totale par la Chine.
En revanche, des acteurs comme l’Iran, la Corée du Nord et les réseaux du djihadisme mondial ont cessé d’être l’axe central de la grande stratégie pour devenir de simples menaces régionales. L’argument avancé − à mon sens très erroné − est d’éviter de détourner des ressources limitées de la grande compétition avec la Chine et de la gestion de l’Hémisphère occidental, notamment face aux « narco-tyrannies » en Amérique latine, désormais directement liées à la sécurité frontalière des États-Unis.
Les priorités de la nouvelle stratégie : Le retour au bercail
La nouvelle Stratégie abandonne la rhétorique de la « transformation démocratique » et du « nation-building ». Ses priorités sont claires : assurer la prospérité intérieure par la réindustrialisation, empêcher l’émergence d’hégémonies hostiles en Eurasie et blinder les chaînes d’approvisionnement.
Sur la carte des priorités, l’Indo-Pacifique occupe la première place absolue. Il est suivi, avec une urgence renouvelée sous le « Corollaire Trump » à la Doctrine Monroe (que certains analystes qualifient déjà de « Donroe »), par l’Hémisphère occidental, où l’objectif est de rompre l’alliance entre puissances révisionnistes extracontinentales et narco-régimes. L’Europe apparaît en troisième position, décrite avec un mélange de frustration et d’exigence.
Des sujets comme la sécurité énergétique et alimentaire ne sont plus vus comme des questions techniques mais comme des armes géopolitiques. La sécurité alimentaire se profile comme un vecteur de pression, compte tenu de la capacité exportatrice des États-Unis, tandis que le terrorisme et le narcotrafic sont reconfigurés en menaces hybrides connectées à des puissances hostiles (comme le flux de précurseurs de fentanyl depuis la Chine).
Implications pour les alliés : La fin du « passager clandestin »
Pour les alliés européens, la Stratégie est un ultimatum. Washington exige « beaucoup plus » de dépenses de défense, suggérant dans les cercles privés des chiffres proches de 5 % du PIB, ainsi que la fin des déséquilibres commerciaux. Les États-Unis reconnaissent qu’ils ne peuvent être partout : s’ils doivent se concentrer sur l’Indo-Pacifique, l’Europe doit assumer le gros de sa propre défense conventionnelle.
Cela implique pour l’Europe un choix existentiel : rester installée dans le confort du « protectorat bienveillant » ou assumer que le minimum requis est un effort de défense soutenu, des capacités industrielles propres et la volonté d’agir dans son voisinage — Méditerranée, Sahel, Moyen-Orient — sans attendre la « cavalerie ». La Stratégie avertit implicitement que les alliés subissant un « effacement civilisationnel » ou perdant leur cohésion interne cesseront d’être des partenaires fiables.
La Guerre Hybride comme état permanent
La distinction entre paix et guerre s’est évanouie. Le document assume la guerre hybride comme le modus operandi par défaut des relations internationales. Cela inclut les cyberattaques contre les infrastructures critiques, les campagnes de désinformation massive, le sabotage de câbles sous-marins et, très spécifiquement, l’instrumentalisation de la migration massive comme arme de déstabilisation sociale, politique et économique.
La Chine et la Russie sont décrites comme passées maîtres dans cet arsenal, utilisant des sociétés écrans, des instituts culturels et des plateformes numériques (comme TikTok, implicitement) pour subvertir les démocraties de l’intérieur. Pour l’Europe, le message est limpide : la ligne de front se situe aujourd’hui sur ses réseaux électriques, ses processus électoraux et ses frontières extérieures.
Nouveaux champs de bataille : La géopolitique de la dette et la technologie
La guerre ne se livre plus seulement avec des missiles, mais avec des droits de douane, des puces électroniques et des bons du Trésor. La compétition technologique est existentielle : qui dominera l’intelligence artificielle, la biotechnologie et l’informatique quantique dictera l’avenir.
Cependant, le champ de bataille le plus silencieux et le plus létal est financier. La « guerre des investissements » et la pression par la dette publique sont des outils de coercition potentiellement dévastateurs pour les débiteurs. Une analyse détaillée de la détention de la dette américaine révèle une vulnérabilité asymétrique que Washington entend gérer. À ce jour, le Japon est le plus grand détenteur étranger, avec plus de 1 100 milliards de dollars, agissant comme un allié « captif ». La Chine, dans un processus de découplage contrôlé, a réduit son exposition à environ 700 000-760 000 millions.
Ce qui est révélateur, c’est le poids de l’Europe. Si l’on additionne l’Union européenne (avec la Belgique et le Luxembourg agissant comme de gigantesques dépositaires), le Royaume-Uni (deuxième détenteur mondial avec plus de 865 000 millions) et des acteurs comme la Suisse et la Norvège, le bloc européen cumule plusieurs fois le volume de la Chine. De fait, la Norvège, via son Fonds de pension global, détient plus de 215 000 milliards de dollars de dette américaine, se plaçant parmi les plus grands créanciers du monde. Cette détention massive de dette par le bloc occidental est le véritable poumon financier de la superpuissance américaine, un fait qui confère à l’Europe un levier de négociation géo-économique qu’elle a renoncé à utiliser.
Guerre pour le contrôle de la mer : L’étranglement naval
Le document récupère une vision mahanienne de la puissance mondiale (d’Alfred Thayer Mahan, fin XIXe siècle) : qui domine la mer contrôle le monde. Une guerre est déclarée pour le contrôle des points d’étranglement (chokepoints) de l’économie mondiale. La liberté de navigation n’est plus garantie gratuitement ; elle est assurée pour les amis et refusée ou bloquée pour les rivaux.
Les États-Unis mettent l’accent sur la sécurisation du Canal de Panama face à la pénétration chinoise et sur le maintien de l’ouverture de Suez et de Bab el-Mandeb. Mais la stratégie va plus loin : elle vise à contenir les sorties de la Chine vers les eaux profondes, en bloquant le détroit de Taïwan, la mer de Chine méridionale et le vital détroit de Malacca, par où transitent plus de 80 % de l’énergie qui alimente Pékin et la majorité écrasante de ses exportations.
Sur le front russe, la stratégie de contention navale est une asphyxie géographique :
- Mer Noire : Convertie en souricière pour la flotte russe en raison du blocus des détroits turcs et de la pression des missiles antinavires.
- Baltique : Désormais un « lac OTAN », où la flotte russe de Kaliningrad et de Saint-Pétersbourg est surveillée et enfermée.
- Pacifique : La flotte de Vladivostok fait face à l’encerclement combiné du Japon et de l’US Navy sur l’île d’Okinawa.
- Arctique : Même la puissante Flotte du Nord à Mourmansk voit sa sortie vers l’Atlantique compromise par la surveillance de la brèche GIUK (Groenland-Islande-Royaume-Uni) et la nouvelle posture agressive des pays nordiques (Norvège, et maintenant Suède et Finlande) dans le Grand Nord.
Sur notre flanc sud, le contrôle du détroit de Gibraltar et de la façade atlantique africaine est délégué à la coopération avec le Maroc. La stratégie consolide Rabat comme allié clé (« Major Non-NATO Ally ») pour la sécurité du trafic maritime et l’endiguement au Sahel, validant tacitement son contrôle du Sahara occidental comme garantie de stabilité dans une région volatile, ce qui a été entériné par le Conseil de sécurité de l’ONU.
L’architecture des alliances : Cercles de confiance
L’OTAN continue d’exister, mais le noyau dur de la sécurité se déplace vers des alliances anglo-saxonnes et fonctionnelles.
- AUKUS : Se consolide non seulement comme pacte de sous-marins, mais comme la plateforme d’intégration technologique militaire (IA, quantique, hypersonique) entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie.
- Five Eyes : Le renseignement est partagé dans ce cercle intime, excluant souvent l’Europe continentale.
- QUAD : La plateforme conjointe avec le Japon, l’Inde et l’Australie devient le bras opérationnel pour encercler la Chine dans l’Indo-Pacifique.
Quels changements profonds s’annoncent et que doit faire l’Europe ?
Le temps joue contre l’Europe. La NSS 2025 indique clairement que la protection américaine a une date de péremption en l’absence de réciprocité. Les changements nécessaires sont profonds et douloureux :
- Rétablissement du Service Militaire : Il est inévitable de rouvrir le débat sur des modèles de service militaire ou civique-militaire (type nordique) pour générer des réserves opérationnelles et une conscience sociale face à la possibilité d’une guerre.
- Économie de Guerre : Augmentation drastique des dépenses de défense, non pour payer des salaires, mais pour renforcer une industrie de défense autonome capable de produire des munitions à échelle massive.
- Dissuasion Propre : Développement de capacités stratégiques européennes, incluant des missiles de croisière et balistiques propres, et des systèmes antimissiles multicouches (capables d’intercepter des menaces hypersoniques) pour ne pas dépendre du parapluie nucléaire américain.
- Contre-Guerre Hybride : Renforcer agressivement les services de renseignement et de contre-espionnage pour neutraliser le sabotage et la désinformation russes et chinois. L’Europe doit apprendre à « mordre » dans le cyberespace, et pas seulement à se défendre.
Conclusions
La nouvelle Stratégie de sécurité nationale des États-Unis certifie le retour plein et entier de la politique de puissance sans complexe. Elle consacre la primauté de l’intérêt national sur les valeurs universelles et redessine la carte du monde en zones d’influence et de concurrence féroce.
Pour l’Europe, le message est inconfortable mais inéluctable : l’ère de l’adolescence géopolitique est terminée. Soit l’Europe assume sa responsabilité historique dans la défense de son propre modèle de liberté et de prospérité, avec des capacités militaires et technologiques tangibles, soit elle se résigne à être le plateau de jeu — et le menu — à la table où dînent les géants. La neutralité et le pacifisme rhétorique ne sont plus des options ; ce sont, tout simplement, des formes lentes de suicide stratégique.


